Un cinéaste énonce, oralement durant le générique de ce moyen métrage, son programme : faire un film essai sur la nature et l'ambiguïté des sentiments liées à un projet artistique, à la fois sujet et objet du film. Plusieurs voix-off (celle du cinéaste narrateur et de ses interprètes) élaborent une fiction à tiroirs qui relève à la fois du domaine existentiel et artistique. Deux femmes se souviennent d'un amant commun qui a perdu contact avec la réalité pour poursuivre une quête artistique. La confrontation orale avec l'homme tourne autour d'exégèses polymorphes du Mépris de Godard. Interprétations diverses qui abordent, à chaque séquence, un aspect différent de ce classique du cinéma. Ce nouveau commentaire en œuvre dans la genèse du film n'est qu'une piste parmi d'autres. Le tronc central de Lucy en miroir est, aussi, commenté par diverses propositions visuelles (réalistes ou abstraites) et sonores (la musique est omniprésente et crée elle-même un sous-texte qui multiplie la dimension essayiste du projet) avant que le cinéaste fasse, à la fin, retour sur ses intentions : donner quelques clés à son film. « Il est révélateur qu’un résumé fragmentaire et subjectif de Dracula, via le Nosferatu, de Werner Herzog, serve à la fois de pivot, de clé et de contrepoint à Lucy en miroir. Il n’est pas indifférent, non plus, que les personnages de Raphaël Bassan portent les mêmes prénoms, Lucy et Jonathan, que les amoureux traqués par Dracula dans le roman de Bram Stoker. Film sur la mémoire, film de vampires. La mémoire tient ici l’emploi de victime : c’est elle que vampirisent le temps et l’oubli, prédateurs redoutables. La vie s’en va avec les souvenirs dont elle-même se nourrissait, et Lucy en miroir, peut, ce me semble, être vu comme une métaphore sur l’inexorable agonie de la cinéphilie ou, disons, d’une certaine forme de cinéphilie. Commencé à la Cinémathèque, lieu de mémoire s’il en est, le film s’y achève en toute logique. L’essence et les sens du cinéma sont invoqués, interrogés, bousculés, rejetés, regrettés, magnifiés. Pourquoi Jonathan Harker apparaîtrait-il dans le journal que deux jeunes femmes, en se souvenant de lui, tiennent à sa place ? Une chanson des Beatles, Lucy in the Sky with Diamonds, renvoie dès les premiers instants à ce fugace “air du temps”, que Le Départ d’Eurydice, premier court métrage de Bassan, voulait coûte que coûte capter et capturer en 1969. N’en restent que des bribes. Des sons, des images, des stridences, des sensations qui s’estompent, s’effilochent, se dissolvent. Les références égrenées en voix off par le cinéaste sont autant d’éclairs de la mémoire, de sa mémoire : Gustave Moreau et Francis Bacon, La Jetée et Le Mépris, André Breton et Alain Resnais, mais aussi Le Cauchemar de Dracula voilé, intentionnellement ou non, d’un glacis de mélancolie qu’on croirait dérobé à Cléo de cinq à sept. Un panoramique sur un arbre, de bas en haut, vers le ciel. Un travelling avant et semi-circulaire, en intérieur, vers le réalisateur (qui, au passage, jette à l’objectif un regard d’autant plus signifiant qu’il est fugitif et, apparemment, imprévu). Un nouveau travelling, en extérieur, vers le banc où tout se passe, où tout s’efface, et où Bassan déchire son script, le rature, le récrit. L’essentiel est peut-être dit dans cet enchaînement de trois mouvements de caméra. Amateurs de narration classique, passez votre chemin. Lucy en miroir nous parle d’attirance et de vertige, de spleen et de peur, de bonheur et de solitude. Ce n’est ni un exercice de style, ni un essai théorique, ni un poème visuel. C’est, tout simplement, un film nécessaire. » (Jean-Pierre Bouyxou, Zeuxis n° 18, mai 2005).
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Cast