Avec Incipit, Carole Arcega acte une rupture d’avec sa recherche plastique axée sur le médium de la pellicule argentique, en s’essayant à la réalisation d’un « cinéma povera » : vertige d’une petite camera action non stabilisée, son sourd du dictaphone, images 4/3, effets spéciaux has been, basse déf et gros pixels cognent à la porte d’images extraites de grands classiques et grosses productions en cinémascope. Cette confrontation de qualités d’images, avant même leur contenu, évoque une hiérarchie d’un système de production dans lequel les bonnes images chères dominent. Cette plasticité hybride pèse sur le choix du contenu des images ; celles-ci parlent des mécanismes de prédation omniprésents dans la représentation des rapports aux corps, celui de l’enfant, celui de la femme. Ce film marque aussi l’introduction de la parole dans le cinéma de Carole. Elle frotte le poids des mots comme des silex contre les images, à la recherche de l’étincelle, d’une flamme. La narration parlée emprunte au registre de l’auto-fiction et de ses drames ; je-ux, sexe, mort, trauma. Ce nouveau « début » placé au centre du film en est le climax. Récit in medias res, il projette le spectateur dans l’intimité d’une famille, impose l’adhésion par le tutoiement, la familiarité. Le spectateur ainsi désigné comme membre de la famille et personnage central du drame qui s’y joue est soumis à l’épreuve de l’empathie. La voix est aussi celle des chants de petites filles. Leur présence à l’image exclusivement métonymique (jeux, dessins d’enfants, pierre fendue…) renforce la puissance d’un hors champs qu’il faut découvrir au-delà des apparences, du sens de la vue ; qu’est-ce qu’on entend, que signifient vraiment les mots des chants, des jeux, qui sont-elles? Le spectateur est mobilisé à travers ses perceptions mais également dans ses fonctions cognitives ; filtre des perceptions, tri des informations, stabilisation des ambiguïtés, choix des interprétations… Carole interroge formes et fonctionnements du récit à la frontière des images et du littéraire ; comment une figure de style rapportée à l’image peut-elle en changer le sens, la perception ? Figures d’insistance, amplification, analogie, opposition, substitution… nourrissent ici la grammaire cinématographique. En littérature, l’incipit désigne le commencement d’un texte. Il pose le pacte de lecture, définit le cadre du récit, le point de vue du narrateur, le genre, les personnages. Mais le montage hybride du film, en explorant différentes formes et récits cinématographiques, brouille les pistes: horreur, animation, péplum, jeux vidéo, clip, journal filmé, films d’adulte ou pour enfants… un found footage dans tout ces états malmène le spectateur qui ne sait pas trop quoi ressentir, quoi penser. On retrouve bien ici le pacte des films majeurs de Carole Arcega : la confrontation à la violence de l’ambivalence de nos perceptions et émotions face aux images. Avec un pas de plus, elle interroge l’honnêteté de spectateur ; qu’est-ce qui résonne en lui face au récit ? Comment les souvenirs ambigües de l’enfance continuent leur chemin dans la confusion émotionnelle adulte ? En quoi le spectateur « regardeur » participe-t-il pleinement à ce qui est projeté à l’écran ? Qu’est ce qui relève du cinéma intérieur et de la réalité ?
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