J’ai heureusement vu plusieurs fois la Grèce, il y a des années déjà. Je n’ai malheureusement vu qu’une fois À propos de la Grèce de Gérard Courant, il y a deux ans déjà. Vous savez comment opère la mémoire ? La première image qui me revient de ce film est un plan quelconque (mais tout plan n’est-il pas quelconque et le quelconque n’est-il pas souvent ce qui frappe le plus ?). Un carrefour de rues à Athènes probablement, des hommes et femmes qui passent, la circulation. Dans mon souvenir, les chemises sont blanches : il y a surtout des hommes, bien sûr, dans les rues grecques. J’imagine que leurs chaussures sont vernies noir et blanc, façon helleno-italienne. Et puis il y a une table sur le trottoir, je crois bien. Une table bleu ciel, à moins qu’elle ne soit blanche, puisque souvent en Grèce les couvercles de gazinières et autres flancs de réfrigérateurs reprennent du service sous forme de dessus de table. Bref, une image caractéristique d’Athènes : une ruche, principalement masculine. Caractéristique de la Grèce ordinaire : une table au milieu des gens, des chaises (il y a trois fois plus de chaises que de Grecs), et bien sûr cette limpidité des sons et lumières... Un plan décidément pas si quelconque que ça, obstiné, obsédant. Probablement, sûrement parce que Gérard Courant a filmé vers le bas, cadré de la chaussée à la ceinture des piétons : il a regardé comme on regarde dans la rue en marchant, plutôt vers ses pieds. Il a su voir aussi la Grèce comme ça. Comme un pays quelconque, un quelconque pays où l’on vit chaque jour comme ailleurs. Presque comme ailleurs, comme ici. Puis la mémoire opère un recul. Ce que je retiens de ce film, ce sont ces trois couleurs, bleu, blanc, ocre. La trinité grecque. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’ocre aussi dans leur drapeau ? Bleu de la mer, du ciel et des toits d’églises, blanc des villages, embruns et chemises, ocre de la terre. Et un peu de verre pâle, celui des oliviers, câpriers, eucalyptus. Gérard Courant a capté la permanence, la pérennité, l’éternité de ces trois couleurs. L’image de base de la Grèce. L’image archaïque. Puis la mémoire travaille. Courant a eu l’idée forte d’opposer à cette beauté tranquille des éléments et des lieux, un rythme. Une trépidation. Par un montage hachuré, moins répétitif qu’on pourrait le croire, comme il en a le secret. Par un son mécanique qui accompagne tout au long, invariablement, ses images. Cela fait deux ans que je me demande si ce son est celui d’un appareil de projection (ou d’une caméra : c’était le même objet, au début), ou celui d’une hélice de bateau. Peut-être ni l’un ni l’autre. Qu’importe : pour moi ce sera toujours la fusion sonore du cinématographe en train de tourner et du bateau en train d’avancer. Vers la Grèce, vers les Cyclades ; vers une péninsule ou vers les îles. Enfin la mémoire revient. L’obsession : tout le film se jouerait là-dessus. Sur ce bruit lancinant, d’abord surprenant, puis énervant, puisqu’on raisonne autant qu’il résonne, puis qui s’imprime bon gré mal gré en vous. Sur ces paysages, qui reviennent sans cesse, martelés. Comme si Gérard Courant voulait à tout prix, puisqu’il s’agit de la Grèce, qu’on en prenne plein les yeux. C’est le cas. Et enfin, et bien sûr, et surtout, cette femme. La femme qui passait ses vacances avec Gérard Courant en Grèce, tout simplement. Ce serait donc bien cela qu’il a enregistré ici : un souvenir obsédant, de bonheur probablement. Une image de bonheur, qui sera la matière du film ; sur quoi il bute, ce qui sera la manière du film... Au-delà, je ne sais pas, je ne vois plus. Ou ce bonheur était si intense que Courant veut rendre cette intensité, à jamais : son battement. Ou ce bonheur était déjà fragile, menacé : il allait perdre un jour la Grèce, perdre cette femme, cette beauté, ce bonheur. Il rendrait la menace du temps, les coups de buttoir de la mort qui travaille toute chose, tout être, tout amour. Je ne veux surtout pas le savoir. Je ne veux rien voir de plus ici qu’une image mienne, imputée nolens volens à Gérard Courant. Cette image, ce film, fusionneraient les deux propositions ci-dessus : un homme (à la caméra, dirait Vertov, dont Courant a retenu bien des choses) a vécu là, en Grèce, un amour à son paroxysme. Au maximum de son intensité. Donc déjà fragilisé, menacé. Il saurait que cet amour ne vivrait plus jamais cela, là : au plus fort de sa beauté, dans ces lieux et ce temps grecs infiniment sereins. Il voudrait nous dire que la trépidation amoureuse est passée trop vite. Que le séjour en Grèce était trop court. Que la Grèce et l’amour, c’est toujours trop beau, ça passe toujours trop vite. Toujours aussi obsédants que fragiles, le bon, le beau. À propos, les fameuses cartes postales ; les fameux clichés (de vacances) du bonheur et de la beauté. Gérard Courant ne leur tourne pas bêtement le dos, il ne ferme pas les yeux dessus. Il les fait comme défiler en accéléré, les secoue, les mélange. Il les bat, au pied de la lettre, dans tous les sens du terme. Comme s’il voulait que nous reste, en vrac, un tas d’images. Un tas tout bête, inarticulé, désossé, défait, d’images trop belles, trop bonnes. Précisément, c’est ce tas insensé qui ferait sens... Un malin plaisant, Gérard Courant ! (Fabrice Revault d’Allonnes, Le Journal du 43, n° 2, décembre 1986)
Credits